Quelle est la portée des obligations des États en matière de changement climatique ? Le 9 avril 2024, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu un arrêt historique abordant cette question dans le contexte européen. Le dossier Klimaseniorinnen c Suisse représente la première affaire questionnant les liens entre les impacts du changement climatique sur la santé humaine et les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme (Convention). Les requérantes, une ONG représentant plus de 2 000 femmes âgées suisses ainsi que des membres individuels de l’organisation, ont fait valoir que le manquement du gouvernement suisse à mettre en œuvre des mesures suffisantes pour répondre aux changements climatiques violait leurs droits à la vie et à la santé en vertu des articles 2 et 8 de la Convention. Dans une décision de 260 pages, la Grande Chambre de la CEDH s’est rangée du côté des requérantes. Fait important, elle a constaté une violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), qu’elle a interprété comme « englobant un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » [519].
L’affaire Klimaseniorinnen constitue un excellent exemple de « l’effet Paris », ou de l’influence de l’Accord de Paris de 2015 sur les litiges climatiques. Alors que les États parties à l’Accord de Paris ont convenu de « poursuivre les efforts » en vue de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C au-dessus des niveaux préindustriels, cet objectif n’était pas juridiquement contraignant. Cela dit, la décision de la Grande Chambre dans l’affaire Klimaseniorinnen a clairement « aiguisé les dents de l’Accord de Paris » : non seulement la Grande Chambre a-t-elle réaffirmé cet objectif, mais elle a en outre imposé aux États un devoir de conduite appropriée et cohérente dans la poursuite de cet objectif.
Plus précisément, la Grande Chambre a adopté un ensemble de cinq critères pour évaluer la conformité des États à leurs obligations en vertu de la Convention européenne. Elle a estimé que les États doivent (1) « dûment tenir compte de la nécessité » de spécifier un calendrier cible pour atteindre la neutralité carbone ; (2) établir des objectifs et des voies intermédiaires de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ; (3) fournir des preuves montrant s’ils se sont dûment conformés à ces objectifs ; (4) maintenir les objectifs de réduction des GES pertinents à jour avec la diligence requise ; et (5) agir en temps opportun, de manière appropriée et cohérente lors de l’élaboration et de la mise en œuvre de la législation et des mesures pertinentes [550]. Ces critères doivent être considérés dans leur ensemble, et une lacune dans un aspect n’équivaut pas nécessairement à une violation de l’article 8.
La Grande Chambre a noté que les mesures et méthodes exactes adoptées par les États pour se conformer à cette obligation relèvent de leur large marge d’appréciation. Cependant, s’inspirant à nouveau de l’Accord de Paris, elle a entériné le principe d’équité consacré par cet instrument, selon lequel les États doivent agir dans le cadre de leurs capacités respectives [572]. Dans le cas de la Suisse, la Grande Chambre a estimé que « l’absence de toute mesure interne tendant à quantifier son budget carbone restant » ne pouvait être considérée comme conforme aux obligations de l’État au titre de l’article 8 [572]. La Grande Chambre a en outre cité les échecs antérieurs de la Suisse à atteindre les objectifs en matière de GES, ainsi que son défaut d’agir en temps opportun et de manière appropriée et cohérente [573], et a conclu à une violation de l’article 8.
Les résultats de cette affaire historique ont une portée considérable. À l’échelle européenne, non seulement la Suisse devra réviser ses politiques climatiques pour répondre aux exigences de la Cour, mais cette décision fournit également une feuille de route sans précédent pour que les États membres de la CEDH se conforment à leurs obligations en vertu de la Convention. Cette décision est donc susceptible d’inciter les États membres à prendre des mesures tangibles pour protéger l’environnement, afin d’éviter de faire face à des poursuites similaires.
En outre, sur le plan international, on peut s’attendre à ce que cette décision ait une valeur persuasive dans le contexte des différentes affaires en cours en lien avec la responsabilité étatique pour les changements climatiques. Bien qu’elle ne soit pas contraignante pour les autres juridictions internationales, la décision de la Grande Chambre, particulièrement bien documentée et articulée, s’appuie sur un examen approfondi de la jurisprudence et des instruments internationaux, régionaux et nationaux pertinents [121-272]. Elle fournit des interprétations persuasives des principaux instruments mondiaux – tels que l’Accord de Paris – qui seront également examinés par d’autres instances internationales et régionales chargées de questions similaires. Cette décision constitue ainsi une étape importante favorisant un dialogue judiciaire constructif, permettant la consolidation d’un cadre juridique cohérent et coordonné régissant les obligations des États dans la lutte contre les changements climatiques.
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